En train de pêcher

Sa vie suivait son cours, s'étirant interminablement d'un repas à l'autre. Elle revenait de travailler, son labeur avait été récompensé, mais le dépenser tout de suite aurait été futile, puisqu'elle était à deux pas du Pollimage. Elle avait bien tenté de dessiner un filet, mais c'était une de ces occasions où son Don refusait de lui obéir. Elle utilisait donc une loque éprouvée par le temps, qui ne gardait ses prises qu'une fois sur deux.

Son écuelle de poissons était à moitié pleine, elle avait de quoi manger, mais elle préférait rester encore un peu et laisser ses pensées divaguer...

Elle revit le regard fou de son père... Sa tête qui n'était plus... Et celle de sa mère. Elle se prit à fredonner un air que sa mère lui chantait autrefois pour l'endormir.

Un craquement lui indiqua une présence. Elle ramassa ses affaires en vitesse. Elle ne voulait pas être vue là....

Eleïna longeait paisiblement le Pollimage. D'Al-Chen, la marche avait donné l'impression de durer qu'une minute. Le silence se fit rompre quand elle marcha sur une branche. Elle leva les yeux et vit une jeune fille qui faisait ses affaires en vitesse et s'en allait. Eleïna, intriguée, utilisa ses capacités félines ete suivit la jeune fille en douce.

Au bout d'un moment, la fille s'arrêta et se retourna vers Eleïna. Elle lui dit d'un air bête:

- Qu'est-ce que tu regardes?

Eleïna, de nature joyeuse, lui répondit sur le même ton:

- Je regarde la tronche que tu fais en me regardant, moi.

La jeune fille lui répliqua, un peu moins sèchement:

-Eh bien, tant mieux si ça t'amuse.

Un regard malin et rieur, un corps habitué au plein-air, des oreilles étrangement semblables à celles d'un félin. Pas quelqu'un qu'on croisait n'importe où. Mais qu'apparament on rencontrait au mauvais moment...

Se doutant que la fille ne la lâcherait pas, elle continua sa route sans trop s'en soucier, traînant d'une main la récolte de sa pêche et de l'autre son filet qui se prit dans un buisson.

Étouffant un sifflement de colère, elle s'arrêta pour voir ce qu'il y avait à faire. Le filet était trop bien accroché; de plus, il s'était déchiré. Elle laissa échapper un faible soupir. Il faudrait qu'elle s'en achète un neuf. Tournant la tête vers la fille, elle lança :

-Tu en as pour combien de temps encore, à me regarder accumuler les faux pas?

- J'en aurai tant que tu ne m'auras pas dis ce que tu fiches ici et qui tu es.

Eleïna ramassa le filet de son interlocutrice et lui redonna une seconde après. Il était intact. La fille, étonnée, la regardait étrangement.

- Mais... Comment as-tu fais ça? dit-elle, moins bêtement, cette fois. Je n'ai même pas senti ta présence dans les Spires!

- C'est parce que je n'y suis pas allée, voyons! (Moment de silence.) Euh... c'est où, les Spires, au juste?

L'autre la regarda bizarrement, comme si tout le monde savait où se trouvaient les Spires. Mais, visiblement, Eleïna n'en savait rien.

* Elle doit avoir une autre sorte de pouvoirs paranormaux... Moi qui n'a pas beaucoup vu le monde, c'est un peu normal que je n'en sache rien...*

Eleïna s'approcha de l'inconnue et lui reposa sa question, sans même lui laisser le temps de répondre à la sienne.

- Bon, vas-tu répondre à ma première question, maintenant? Qui es-tu et que fais-tu ici? demanda-t-elle avec le même ton qu'au début.

Elle soupira. D'abord son filet était redevenu intact. Elle n'avait pas à s'en plaindre, de toute évidence. Mais maintenant, il allait falloir qu'elle se lance dans la description des Spires... Pas facile quand son élève improvisée était une campagnarde coupée du monde. Lorsque la fille lâcha sa dernière boutade, elle songea qu'en répondant elle n'aurait pas à assumer la tâche de professeur.

-Je suis Liane Mil'Narel. Je viens pêcher, mais tu aurais pu deviner... Satisfaite?

Elle ramassa son filet puis, sans attendre de réponse, elle continua sa route. Si l'autre voulait la suivre, grand bien lui fasse...

Eleïna en avait plus qu'assez. Assez de ses pouvoirs avec lesquels elle avait pu lire les pensés de Liane. Assez de son instinc félin qui l'avait forcée la suivre. Assez que son adversaire au combat verbal ne lui réponde qu'à moitié. Mais, fidèle à sa personnalité, elle me renonça pas.

- Bien. Si tu me crois si bête, et bien détrompe-toi. Ma question est claire: que fiche tu ici? Et non: "que fichais-tu là-bas?"

Après que l'autre lui ai répondu, elle retournerais à Al-Chen et partirait chez les Frontaliers, elle en rêvait depuis si longtemps! Mais tout d'abord, il fallait en savoir plus sur cette fille qui avait la mauvaise habitude de répondre bêtement aux autres. Franchement, elle l'énervait sérieusement.

Elle dévisagea l'autre un moment. Elle commençait sérieusement à l'agacer, un peu comme une mouche bourdonnant à l'oreille. Elle lui avait répondu honnêtement, pourtant. C'était un résumé de sa vie qu'elle voulait? Si ça pouvait garantir son départ, elle allait être servie...

-Très bien, soupira-t-elle. Je suis Liane Mil'Narel, apprentie Dessinatrice habitant une ruine et je suis venue pêcher mon repas. J'aurais préféré être discrète, parce que j'ai assassiné mon père après qu'il eût lui-même tué ma mère. Maintenant, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter... C'est mieux?

Elle fit un effort qu'elle devinait infructueux pour cacher son agacement croissant. Il n'y avait en effet rien à ajouter. Il valait mieux éviter, d'ailleurs, car la dernière fois qu'on l'avait mise en rogne, on avait reçu une bonne douche d'eau froide pour se réveiller...

Eleïna sursauta en entendant les paroles de Liane. Jeune, au petit âge de huit ans, son père la battait et il avait assassiné sa mère. Même petite, ses instincts guerriers voulaient qu'elle fasse de même avec son maudit de père assassin. Mais elle s'était enfuie avant d'agir...

- Je comprends ta situation... Désolée de t'avoir dérangé dans un pareil état. Mon nom est Eleïna Valdor. Si tu n'as aucun endroit où aller, tu peux venir chez moi. J'habite à Al-Chen. Mon voyage pour la Citadelle attendra un peu...

Elle essaya de percuter les pensées de Liane. Pouvant les lires, elle se doutait que son "amie" dirait non. Mais la réponse fut toute autre.

Elle comprenait? Voilà qui était innattendu. Elle évitait de tout dire depuis qu'elle avait fait fuir quelques passants hystériques. Mais on pouvait sans doute s'attendre à plus de quelqu'un qui n'était qu'à moitié humaine.

Elle la regarda pensivement avant de répondre. Elle avait un endroit où aller, elle ne voulait pas de charité inutile, et puis cette fille si insistante un instant plus tôt l'agaçait singulièrement. Mais après tout, pourquoi pas? Si vraiment cette Eleïna devenait insupportable, son taudis était toujours sur la route d'Al-Chen, elle n'aurait qu'à lui fausser compagnie. Une maison était toujours mieux que son presque rien.

-Ma foi, j'accepte ton invitation. Mais ne te méprends pas, je ne fais cela que par raison pratique. Et il faudra que je quitte dès demain, j'ai cours à l'Académie.

Elle partit donc la première vers Al-Chen, lançant vaguement, pour avoir l'air de faire la conversation :

-Alors... Pourquoi au juste te rends-tu à la Citadelle?

Eleïna observa Liane avec un sourire malicieux lorsqu'elle accepta son invitation. Mais lorsqu'elle lui demanda pourquoi elle se rendait chez les Frontaliers, au lieu de répondre, la jeune fille prit la main de son amie.

- Je te dirai ça plus tard. Pour l'instant, on a un raccourci à prendre.

Elles tourbillonnèrent un moment, puis s'élevèrent dans les airs. Eleïna songea: *Je ne contrôle peut-être pas les vents, mais un petit tour dans les arbres ne ferait pas de tort pour arriver plus vite à Al-Chen.*

À la vitesse de l'éclair, les deux jeunes fille traversèrent la forêt en un rien de temps. Elle arrivèrent à une petite chaumière dans le nord du village. Eleïna invita Liane à entrer dans sa demeure.

- Et oui... ici c'est chez moi... Pas très grand, mais je te passerai mon lit et je me trouverai une place pour dormir... Ça fera sûrement l'affaire...

Voyage-éclair. Évidemment plus pratique... Cela ressemblait étrangement à un pas sur le côté, bien que Liane n'en eut jamais exécuté qu'avec de l'aide. Cette fille avait plus de pouvoir que ne laissait échapper son air jeune. Dangereux s'il advenait qu'elle fut hostile ou au contraire trop amicale.

-Et oui... ici c'est chez moi... Pas très grand, mais je te passerai mon lit et je me trouverai une place pour dormir... Ça fera sûrement l'affaire...

C'était amplemant suffisant pour un "petit" endroit. Un regard circulaire lui révéla qu'elle avait bien fait d'accepter.

-Pas la peine de tout déranger... Je prendrai le canapé, si ça ne t'ennuie pas.

Avisant son seau de poissons, elle glissa :

-Si tu aimes le poisson du Pollimage, je peux cuisiner... Un logis vaut bien ça, non?

- Si tu aimes le poisson du Pollimage, je peux cuisiner... Un logis vaut bien ça, non?

En entendant les mots si bien prononcés de Liane, Eleïna se lécha les babines. Encore une fois, la partie féline qui rôdait en elle prit le dessus.

- Avec plaisir! Mais si tu fais ça, tu prends mon lit, par exemple.

Eleïna avait reprit sa bonne humeur. Liane commençait peu à peu à lui plaire. Ce n'était pas à cause du poisson, non. Mais un genre de lien se tissait entre les deux jeunes filles.

Ce qu'Eleïna redoutait qui se passe au cours de la soirée, c'était que Liane lui repose la question: «Pourquoi au juste te rends-tu à la Citadelle?» Déjà cette vision lui faisait froid dans le dos.

Au bout d'un moment, elles se mirent à table et commencèrent à manger. Un silence vide planait dans la pièce, comme si chacune avait peur de démarrer la conversation.

Elle qui cuisinait généralement plutôt bien trouvait que le poisson était trop cuit. Sans doute était-elle trop attentive à l'attitude d'Eleïna pour se concentrer correctement sur ce qu'elle faisait. Bien que la fille soit extrêmement amicale, elle ne se départissait jamais une certaine méfiance à l'égard des gens. Habitude assez inutile qui agaçait en général.

Apparemment, Eleïna aussi était plutôt méfiante, sans aucun doute pour des raisons différentes. Il faut dire que son poisson était singulièrement raté, il y avait de quoi inquiéter. Le silence ne gênait guère Liane, mais peut-être n'en était-il pas de même avec son hôte. Elle finit donc par essayer de dire quelque chose, maladroitement il faut dire :

-Alors... Eum... Ça fait longtemps que tu es à Al-Chen? C'est une jolie ville...

Définitivement malhabile. Ridicule, même. Elle était pourtant accoutumée à cela : les grandes phrases ou les banalités, voilà tout ce qu'elle arrivait à trouver. Ça ne la gênait plus depuis longtemps.

- Alors... Eum... Ça fait longtemps que tu es à Al-Chen? C'est une jolie ville...
- Trois ans. Ouais, plutôt banal, Al-Chen. Je suis venue que pour le Lac.

Ce n'était pas son habitude de répondre comme ça, mais les phrases d'Eleïna avaient sorties toutes seules. Une chance quand même que la fameuse question du voyage n'était pas encore arrivée de la bouche de Liane...

Eleïna se lança également dans le domaine des questions/phrases pourrites:

- Et toi? L'aimes-tu, la ville d'Al-Chen?

Décidément, aucune des deux jeunes filles n'avait de réel don pour poser des questions...